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Essais de Patrick Auge Sensei Shihan - Essais de ceintures noires - Autres essais

Vœux du nouvel an et message du président pour 2017

Chers élèves, chers parents et chers amis,

Une autre année vient de passer. Bientôt j’aurai soixante-dix ans et cela fera cinquante-huit ans depuis le moment où je mis les pieds sur un tapis de Jūdō dans le sous-sol du Collège de la Providence à Amiens en France. De nombreux scouts fréquentaient ce Dōjō afin d’apprendre et de pratiquer le Jūdō, comme le requérait le fondateur du Scoutisme, Lord Robert Baden-Powell, dans son livre, À l’école de la Vie.

Mon grand-père, qui était mon mentor principal lors de mon enfance, avait dans sa bibliothèque la version française du livre original de Baden Powell publié en 1908. Il me la donna lorsque j’avais douze ans. Ce livre eut une forte influence sur la direction que je donnai à ma vie. Il m’encouragea à développer les vertus du chevalier dans un cadre moderne et le Jūdō faisait partie de cette voie. Il était évident que certains de ces scouts pratiquaient le Jūdō seulement dans le but de plaire aux dirigeants de l’activité et d’accumuler insignes et promotions, cependant, j’étais particulièrement attiré par ceux qui cherchaient sincèrement leur développement personnel en cultivant un esprit de chevalerie pour les temps modernes.

En ce qui me concernait, l’objectif de l’étude était clair : « apprends à vaincre ta peur afin de pouvoir te défendre puis porter secours à ceux qui en ont besoin. » Baden-Powell recommandait le Jūdō—que l’on appelait encore Jūjutsu à cette époque—dû à l’importance donnée aux techniques destinées à contrôler l’adversaire tout en évitant de le blesser ; c’est ainsi qu’il l’estimait être l’art martial de choix pour le chevalier des temps modernes.

Ce livre ainsi que les conseils de mon grand-père m’inspirèrent à devenir scout. Cependant, mes parents s’y opposèrent : ils s’inquiétaient du fait que ces activités réduiraient le temps consacré aux études. Je consultai mon grand-père ainsi que le Père Hamelin, le responsable des scouts dans notre école. Ils vinrent tous deux avec la même suggestion : « Tu peux apprendre et pratiquer l’esprit scout par toi-même, sans devenir membre officiellement ! »

C’est ainsi que je pris ma décision. Plusieurs camarades d’école que je fréquentais étaient scouts—j’apprendrai d’eux ! Je profitai aussi des pèlerinages de l’école pour voyager avec eux et partager leurs expériences. Ils me laissèrent ainsi participer à certaines de leurs activités et à l’apprentissage de nouvelles techniques, tels l’entretien du matériel de camping, la survie, les premiers soins, etc. Ils me laissèrent aussi suivre leurs cours de développement du genre d’esprit que je cherchais pour moi-même et ma communauté.

Il restait encore un dernier obstacle à franchir : celui d’obtenir l’autorisation de mes parents afin de devenir membre du club de Jūdō, ce à quoi ils s’opposaient, en dépit du support de mon grand-père. Ils connaissaient bien mon tempérament soupe-au-lait, particulièrement face à l’injustice et aux intimidateurs de l’école et craignaient que j’utiliserais le Jūdō sans réserve.

L’occasion d’une décision favorable se présenta bientôt alors que les causes et les conditions avaient mûri. Un jour, lors de la récréation, je pris Didier M., un intimidateur de l’école bien connu, âgé de quatorze ans et mesurant un mètre quatre vingt, à piétiner sur les pieds d’un plus petit parce qu’il avait manqué de lui apporter des cigarettes comme il le lui avait promis. Ne voyant ni professeur ni surveillant aux alentours, je m’approchai de Didier M., le saisis, puis le tirai par l’épaule et lui envoyai un coup de poing bien appuyé en travers de la mâchoire. Il me fallait agir vite afin de détourner son attention de sa victime et d’éviter son coup de boule, sa spécialité.

Nous étions près d’une des entrées du bâtiment. La porte s’ouvrit et le Père Supérieur (le directeur de l’école) apparût. Il me fit signe de venir vers lui. Il me dit : « Vous devez apprendre à contrôler votre colère ! À partir de maintenant vous irez pratiquer le Jūdō lors de la récréation ! »

Pour mes parents—en particulier pour ma pieuse mère—les mots du Père Supérieur venaient sans aucun doute directement de Dieu afin de sauver mon âme et de la remettre dans le droit chemin. Ainsi l’autorisation fut accordée immédiatement. Le professeur, Monsieur M. Bitaille, un ancien officier de l’armée particulièrement strict sur la discipline et l’étiquette, était exactement le professeur qu’il me fallait à ce moment.

C’est ainsi que commença mon odyssée du Jūdō. À cette époque, le Jūdō n’était pas encore un sport olympique et l’entraînement portait principalement sur l’aspect relation corps et esprit ainsi que l’auto-défense. La compétition ne représentait qu’une partie de l’entraînement, non son objectif ; son but était d’apprendre à développer le courage en vainquant notre peur et à prendre des décisions rapides tout en respectant la dignité et le corps de notre adversaire. Notre adversaire devenait un partenaire qui nous aidait à faire de notre mieux. Si une technique était appliquée incorrectement et pouvait blesser le partenaire, l’arbitre ne donnait aucun point, même si elle résultait en une projection nette. En effet, l’importance donnée à la sécurité et au respect faisait que toute répétition d’une technique dangereuse serait immédiatement sanctionnée de « Hansoku-make » (défaite par acte prohibé).

Ainsi nous faisions tout notre possible afin de pratiquer correctement. Prenez une technique telle qu’O-soto-gari (grand fauchage extérieur) par exemple. Pour effectuer un O-soto-gari pur, il vous faut mettre le partenaire en déséquilibre sur ses talons en plaçant votre pied de support sur l’extérieur de son pied avancé ; puis vous fauchez le creux poplité de son genou à l’aide de votre mollet à quatre-vingt-dix degrés de la ligne de ses pieds. Son genou pliera immédiatement et sans risque. Votre partenaire atterrira sur le dos et ce sera un point complet (Ippon ).

Malheureusement, les règles changèrent avec la popularisation du Jūdō en tant que sport olympique et la prise de son contrôle par les organisations de Jūdō étrangères, en dépit de l’opposition du fondateur du Jūdō, Jigoro Kano, avant sa mort. Dans le cas d’O-soto-gari, par exemple, on peut maintenant attaquer le genou latéralement et le forcer à plier dans cette direction—ce qui produit plus de pression dangereuse sur cette partie du corps. L’attaquant réduit ainsi le risque de se faire contrer, ce qui résulte en moins de déséquilibre et nécessite plus de force. À plus ou moins long terme, la répétition constante de cette méthode causera une blessure permanente du genou du partenaire. Cependant, les règles le permettant maintenant, on obtiendra un Ippon complet si l’on a réussi à projeter l’adversaire avec force sur le dos, qu’il soit blessé ou non. La conclusion est que la fin justifie les moyens et que la seule chose qui compte est de projeter l’adversaire (non plus le partenaire) sur le dos afin de gagner le match. Le respect du corps et de l’esprit ne fait plus partie de l’enseignement.

En ce qui concerne l’auto-défense, ces changements menèrent à la suprématie du Jūjutsu de combat qui peu-à-peu lui aussi devint un sport cherchant la reconnaissance olympique. Que reste-t-il ? Les formes d’aïkido populaires se sont transformées en chorégraphies martiales. Quant aux arts martiaux mélangés (MMA), ils remplacent maintenant la boxe et le catch en tant que spectacle de loisir.

Il y a beaucoup à apprendre du scoutisme pour ceux qui désirent développer un style de vie basé sur la chevalerie ; malheureusement, comme de nombreuses traditions précieuses du passé, cet aspect de l’entraînement du scoutisme a été mis de côté. J’ai demandé à plusieurs reprises aux scouts (garçons et filles) du Dōjō de parler de leur entraînement. Certains ignoraient le nom de Baden-Powell et ceux qui le connaissaient en savaient peu au-delà du fait qu’il était le fondateur du scoutisme. D’après eux, la majorité de leur apprentissage consistait en techniques de plein air, tels que la survie, les premiers-soins, la randonnée, etc.—mais l’étude et la pratique de l’esprit de chevalerie ainsi que des arts martiaux recevait peu d’attention ou était quasiment ignorée. Cet enseignement est maintenant disparu. Par conséquent, cela risque de causer la disparition de l’aspiration originelle du service à la communauté et de la connexion entre les êtres.

Je me souviens de l’époque où les scouts fabriquaient eux-mêmes toutes sortes d’objets, faisaient du pain, entre autres, afin de collecter des fonds. Il paraît que maintenant cette pratique a été abandonnée par crainte de poursuites judiciaires au cas où un acheteur viendrait à tomber souffrant. Alors que leur reste-t-il ? Ils ne peuvent que revendre seulement des produits finis emballés, ce qui est la porte ouverte à la cupidité des entreprises, car aucun don ne reste anonyme, cette pratique étant considérée comme une opportunité de promotion menant au gain. Une autre question : Quelle leçon en tirent les jeunes à part de mettre un signe de dollar sur un produit fini ?

J’ai aussi parlé de cette tendance actuelle avec des dirigeants du scoutisme : certains y semblaient indifférents tandis que d’autres admettaient qu’avec l’expansion du mouvement, certaines valeurs s’étaient estompées mais qu’ils faisaient de leur mieux avec ce dont ils disposaient.

Notre Dōjō continue à avoir une présence scoute cependant. Ces dernières années, nous avons eu l’occasion de diriger quelques classes d’introduction aux arts martiaux d’une heure pour les éclaireuses. Mon but est d’exposer ces jeunes filles à la réalité de l’auto-défense, de leur faire comprendre qu’elles doivent faire preuve de détermination et s’entraîner si elles veulent pouvoir se défendre et qu’il n’existe pas de substitut magique à la pratique régulière. J’insiste aussi sur le fait qu’il leur est possible de développer leur force tout en demeurant féminines et attrayantes, pourvu qu’elles aient la volonté de faire l’effort requis.

J’ai cependant toujours ressenti qu’il y avait un problème : qui donnait le cours ? Un gars âgé avec qui il était difficile de faire la connexion !

Alors, cette année passée, lorsque vint une demande de donner un cours à un groupe d’éclaireuses, je décidai de donner la responsabilité de diriger ce cours à une élève adolescente avancée et je devins son assistant. Immédiatement, elle eut l’attention des éclaireuses qui se sentirent proches d’elle et capables de devenir comme elle.

Cela fait partie intégrante de notre étude du Budō. Il y a quelques semaines, les élèves du groupe junior avancé virent Kuro Obi, un film japonais sur l’esprit du Budō. Dans l’histoire, un des personnages n’hésite pas à manquer de respect à son professeur et utilise des autorités militaires corrompues afin d’établir sa réputation comme le meilleur karate-ka du Japon. Il admet que bien que n’approuvant pas leurs activités, il y reste indifférent et réussit à se convaincre que tout est correct tant qu’elles lui servent à atteindre son objectif. Il finit par devenir comme l’un d’eux. Un autre personnage s’en tient strictement aux enseignements du maître – « n’attaque jamais le premier ! » Puis il se trouve paralysé face à l’injustice ; il se rend compte trop tard qu’une frappe préemptive aurait été le seul moyen d’empêcher la situation d’empirer.

Kuro Obi nous apporte un message profond ainsi que de la nourriture pour la pensée. Le film illustre la mentalité de « gagner à tout prix » qui a contaminé les sports martiaux. Cela s’applique aussi à la commercialisation des arts martiaux et à la vente des ceintures noires justifiées par l’excuse que « c’est ainsi que ça marche, sinon on ne peut pas survivre ! » Le film révèle aussi l’attitude superficielle de ceux qui prétendent que « l’enseignement des arts martiaux devrait être gratuit et qu’on ne devrait pas en vivre, » ou que « la compétition est mauvaise ! » Sans observation, sans réflexion et sans flexibilité, nous nous accrochons rigidement à nos comportements destructifs et égoïstes, souvent inconsciemment soumis à la pression des forces régnantes – comme les intimidateurs de notre monde. Et le cycle continue.

Qu’il s’agisse de Jūdō, d’Aikidō, de Scoutisme, etc., si une chose a de la valeur, cela attire deux sortes d’individus : ceux qui cherchent l’amélioration d’eux-mêmes (l’Illumination) et ceux qui ne cherchent que le gain matériel (les grades, l’argent, le loisir, etc.). Je ne crois pas qu’un système corrompu et déjà établi puisse changer d’en haut, à partir de dirigeants bien en place et à l’aise dans leur situation ; aussi, aucun changement ne viendra de ceux qui savent ce qui se passe mais se trouvent paralysés par le premier groupe et par la bureaucratie.

À ce stade, tout changement ne peut venir que d’en bas, alors que chacun de nous fait sa part.

C’est le seul moyen à notre disposition durant ces temps sombres où notre attention est constamment détournée des questions importantes de la vie. J’entraîne les adolescents à penser profondément, à communiquer ouvertement, à prendre des initiatives, à pratiquer leur leadership avec les plus jeunes, à réfléchir sur leurs propres pensées, mots et actions. Ils ne sont pas habitués à cela et cette pratique nouvelle et inconnue est devenue leur défi. La tendance actuelle consiste à répondre aux questions par les phrases vides et stéréotypées auxquelles le monde des adultes les a exposés. Cependant, ils ont de nombreuses questions (sur le sens de la vie, entre autres) et ils doivent s’entraîner afin de développer l’habilité d’exprimer leurs questions et de partager leurs pensées. La familiarisation est l’antidote de la peur.

Le livre de Baden-Powell est le premier livre qui m’a profondément influencé, car il m’a fait penser aux possibilités offertes – à ma vie et au monde. Je le lus et le relus et cela me prépara à l’étude de Bushidō, le livre écrit par Inazo Nitobe, plusieurs années après, alors que je vivais au Japon. Certains condamnent ces livres pour leur résonnance nationaliste, par conséquent comme dépassés, « le genre de choses qui nous a traînés dans la guerre ! » Cependant, si le lecteur reste conscient du contexte dans lequel ces livres furent écrits, si l’on pense au sens profond de ces leçons du passé, on peut alors trouver de nombreuses façons de les appliquer à la vie d’aujourd’hui.

Il y a quelque temps, je trouvai une réédition de 2016 du livre de Baden-Powell, Scouting for Boys, de Dover Publications et en commandai plusieurs volumes pour les scouts du Dōjō membres du groupe avancé. J’ai aussi fait venir, pour les adolescents seniors éduqués dans un contexte japonais, la dernière édition bilingue originale de Bushidō par Nitobe (maintenant épuisée). Nous utiliserons ces manuels pour nos Mondō mensuels. Ces livres sont vraiment recommandés à tout élève sérieux de Budō désireux de changer intérieurement, cela étant la première étape avant de changer les autres.

Préparer la prochaine génération – voilà ma mission actuelle. En ce qui me concerne, je ne me considère pas comme un maître – cela n’était pas ma vocation – mais un tremplin pour ceux qui viendront après, nés ou pas encore nés. Par conséquent, je m’assure que mes élèves soient plus exposés que leur professeur par les médias sociaux et autres moyens. Il existe peu de documentation originale et authentique sur la jeunesse, l’éducation et l’entraînement de l’ensemble des maîtres. Cela préparera le chemin de la reconnaissance des futurs professeurs et servira de source d’inspiration à leurs élèves.

Je dis souvent à ces jeunes élèves : « Je renaîtrai comme un de vos élèves, et je serai ce casse-pieds qui pose constamment des questions. Alors soyez prêts pour ça ! Ce n’est pas une plaisanterie ! » Ainsi, il leur faut se préparer pour des élèves désireux de progresser sous leur orientation et mentorat.

Kaoru Sensei se joint à moi pour vous souhaiter une année pleine de présence d’esprit et de santé. Nous renouvelons aussi nos vœux d’engagement inconditionnel à continuer et à développer les enseignements de Mochizuki Minoru Sensei.

Patrick Augé et Kaoru Sugiyama

Je remercie Daniel Côté de revoir et corriger la version française.

Trois livres : À l'école de la vie, Scouting for Boys & Bushido