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Essais de Patrick Auge Sensei Shihan - Essais de ceintures noires - Autres essais

Torrance, Californie, le 31 décembre 2014

Chers parents, chers élèves, chers amis :

Nous voici presque en 2015 et je voudrais profiter de cette occasion pour partager mon expérience et mes pensées avec ceux d’entre nous qui avons fait du Budō – la voie martiale – la façon de parcourir ce voyage qu’est la vie. Veuillez garder à l'esprit que mon objectif est d’inspirer les élèves à utiliser ces enseignements en tant que matériaux destinés à les stimuler, à penser pour eux-mêmes et à tirer leurs propres conclusions. Tant que nous respectons les principes du Budō, Sei Ryoku Zen Yō (meilleure utilisation de l’énergie) et Jita Kyō Ei (entraide et prospérité mutuelle), dans la vie quotidienne, nous pouvons rester sur la bonne voie et corriger nos erreurs – non pas en raison d’un sentiment de culpabilité, mais par acquit de conscience.

Nous saurons quoi faire si nous comprenons la motivation qui nous a amenés à prendre cette voie martiale. Que cherchons-nous dans notre entraînement? Voici une histoire remplie d’enseignements qui peuvent nous aider à comprendre pourquoi nous pratiquons le Budō.

Un jeune homme va voir un maître et demande, « Sensei, je voudrais devenir votre élève. J’ai entendu dire que cela prend beaucoup de temps pour obtenir une ceinture noire chez vous. Mais voyez-vous, j’ai déjà une ceinture noire en x-dō, une en y-dō et aussi une en z-dō. Combien de temps me faudra-t-il pour atteindre la ceinture noire si je m’entraîne cinq fois par semaine? »

« Huit à dix ans, peut-être » fit le maître.

« Mais Sensei, si je m’entraîne sept jours par semaine, combien de temps cela prendra-t-il alors? »

« Possiblement quinze à vingt ans! »

« Mais alors si je m’entraîne chaque jour avec chaque classe, si je vis dans le dōjō, combien de temps cela prendra-t-il? » insista le jeune homme.

« Trente ans! »

« Mais Sensei, je ne comprends pas du tout : comment se fait-il que plus je veuille en faire, plus cela prendra de temps? »

« Parce que si vous gardez les deux yeux fixés sur le but, il ne vous reste rien pour observer la voie! Vous cherchez l’acquisition au détriment de l’illumination. »

Voici bien la question la plus fréquente que posent les gens qui appellent ou visitent le Dōjō – « Combien de temps me faudra-t-il jusqu’à la ceinture noire ? » C’est un des signaux avertisseurs de la motivation véritable d’une personne.

Mais quelle est la signification de la ceinture noire? Examinons-en l’origine et le sens.

En 1883, Kano Jigoro Sensei fonda le Jūdō après une longue étude de différents systèmes de Jūjutsu. Diplômé de l’Université Impériale de Tōkyō, il parlait couramment trois langues, l’anglais, le français et l’allemand, la maîtrise de ces langues étant exigée pour suivre les cours des professeurs étrangers. Lors de ses études, il apprit et pratiqua aussi des sports occidentaux et se familiarisa avec la pédagogie occidentale basée sur les exercices éducatifs ( drills). À cette époque, les arts martiaux japonais s’enseignaient essentiellement par la pratique et la répétition des katas (formes). Kano Sensei commença à adapter les principes d’entraînement occidentaux au Jūjutsu; ses élèves progressèrent rapidement, ce qui attira l’attention de la police japonaise ainsi que du ministère de l’Éducation.

Jusqu’à cette époque, la tradition était de remettre aux élèves méritants des certificats de compétence (Mokuroku). Le système de dan existait déjà dans d’autres disciplines, mais Kano Sensei fut l’innovateur de la ceinture noire pour les arts martiaux. Il fallait garder le dōgi (costume d’entraînement) bien fermé par une obi (ceinture de tissu plate), alors Kano Sensei décida d’utiliser la ceinture noire pour indiquer le niveau de compétence de l’élève. Son idée fut d’abord l’objet de critiques, mais puisque succès et popularité s’ensuivirent, elle fut immédiatement copiée, pratique commune non seulement au Japon, mais partout où une idée trouve succès et popularité.

Que veut donc dire la ceinture noire?

J’ai posé cette question à Mochizuki Sensei. Il me répondit que le noir était un symbole de maturité, de stabilité, de solidité. Un élève qui a atteint ce niveau a appris toutes les techniques de base et enseignements spirituels fondamentaux qui devraient lui permettre de continuer son étude sans interruption. On peut comparer cela à un diplôme de fin d’études secondaires : l’élève a appris toutes les matières de base, les principes, la discipline et les techniques d’apprentissage. Maintenant, il est prêt à partir pour l’université où il se trouvera seul face à lui-même et sans supervision. Similairement, celui qui reçoit la ceinture noire a montré qu’il est maintenant prêt pour le shugyō (entraînement austère). Par conséquent, Mochizuki Sensei, qui s’était engagé à maintenir et à développer les principes établis par Kano Sensei, estimait que l’âge minimum pour la ceinture noire devrait être environ dix-huit ans.

Il n’y a pas si longtemps de cela, donner une ceinture noire à un enfant était considéré comme ridicule et immoral. Cependant, certains y virent un créneau profitable. Quelques pratiquants d’arts commartiaux américains (jeu de mots voulu) accomplirent la réussite financière en vendant des contrats de ceinture noire à des parents ignorants. Cette pratique fut initialement sévèrement critiquée par professionnels et traditionalistes, mais très vite, le virus de « c’est la nouvelle tendance en affaire » se propagea dans tout le pays, puis au Japon et en Corée, où le syndrome de l’enfant prodige génère d’appréciables profits et occasions d’affaires.

Toutefois, il est intéressant de constater qu'un fait demeure : rares sont les « enfants prodiges » ceintures noires qui continuent leur entraînement après avoir reçu ce grade. Cela est dû au fait que certains parents s’étaient sentis piégés, séduits d’abord par des frais de cours qui semblaient raisonnables, puis prisonniers de frais qu’ils ne pouvaient refuser, car la chasse à la ceinture noire était déjà commencée : frais élevés d’examens trop fréquents, leçons préparatoires spéciales pour les examens, grades conférés sans progrès visibles, frais de certificats importés, nouvelles ceintures, etc. C’est le même complot de marketing que pour les gadgets dernier cri destinés à forcer les parents à se dire : « Tous les gamins que je connais en ont un. Si les miens n’en ont pas, leurs copains les isoleront et je serai un mauvais parent! »

Par conséquent, nous devons faire face aux problèmes suivants. D'abord, lorsque les gens perçoivent qu’ils ont été bernés, ils ressentent colère et honte. Ils présument alors que toutes les écoles d’art martial sont les mêmes, et la mauvaise réputation se répand. Ensuite, lorsque les critères de qualité ont été abaissés, il faut employer des moyens radicaux pour les relever dans un tel contexte. Voyons dans l’histoire ce qui arrive lorsqu’un roi décide d’apporter la démocratie et de permettre aux roturiers compétents de participer au gouvernement : il perd le soutien de l’aristocratie! Si un instructeur et ses dépendants habitués à vivre confortablement se trouvent dans une situation où ils devraient sacrifier leur niveau de vie, voudraient-ils s’y résoudre? Ainsi continue la détérioration. Jusqu’où ira-t-elle?

Abaisser les critères de qualité afin de maintenir son style de vie est devenu la norme. Un de mes collègues japonais visita récemment une école d’une branche d’outre-mer du Yōseikan et se trouva consterné par la chute du niveau de qualité par rapport à ce qu’il avait observé lors d’une de ses visites précédentes. Il fit part à l’instructeur de ses critiques et celui-ci lui répondit qu’il lui fallait s’adapter aux demandes des gens. En observant le style de vie de cet instructeur, mon collègue comprit que cet instructeur s’était piégé à vivre à la limite de ses moyens. Celui-ci finit par se séparer du Yōseikan et devint indépendant, interrompant ainsi la lignée et coupant ses élèves de la source, ce qui devait irrémédiablement les conduire vers un cul-de-sac.

Dans le but d’aider les élèves à se concentrer sur leur étude et à se guérir de la névrose de la ceinture noire, certains enseignants et dirigeants suggérèrent d’éliminer le système des dan et de revenir au mokuroku, système par lequel les élèves méritants reçoivent des certificats selon leur niveau d’habileté et portent tous la même ceinture, qu’ils soient débutants ou experts. Mais cela ne résout pas la cause fondamentale du problème. La ceinture noire et le système des dan ne sont pas le problème. Si nous les remplaçons par autre chose sans changer notre perception ni notre compréhension, nous ne faisons que déplacer la cible de notre obsession.

Et même si nous éliminons tous les moyens d’identification du niveau atteint par un élève, nous ne résoudrons pas le problème. Ce qu’il nous faut, ce sont des professeurs qui ont l’habileté d’inspirer leurs élèves et de les aider à se concentrer sur leur amélioration personnelle, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. L'enseignant établit la fondation de sa relation avec l’élève et le guide sur la voie qu’il parcourt lui-même. Il nous faut aussi des élèves qui sont sincèrement déterminés à s’améliorer et qui ont confiance en leur enseignant, afin qu’il puisse les aider à se diriger sur la voie qu’ils ont choisie. Cela peut prendre des années à un élève pour développer une compréhension profonde et se guérir de la névrose obsessionnelle des grades et des promotions. Le système des grades, lorsqu’il est utilisé avec sagesse, peut aider le professeur à atteindre cet objectif. Les grades peuvent alors servir de points de repère aux enseignants et aux élèves afin qu’ils puissent s’orienter sur la voie martiale.

La ceinture noire – et tout autre grade – devient alors un engagement entre un professeur et son élève. Le professeur dit : « Voici le niveau que vous devez atteindre. » Si l’élève accepte le grade et les conditions qui y sont liées, il s’engage alors à se conduire selon les critères attendus d’un élève ayant atteint ce niveau. Il peut aussi refuser s’il ne croit pas être prêt à assumer cette responsabilité et s’il a besoin de plus de temps. Le Budō est profondément enraciné dans le Bushidō, la voie du samuraï ou son code de conduite, une voie qui dure toute la vie et pour laquelle il n’y a aucun raccourci. Pour celui qui parcourt cette voie, la ceinture noire est l’équivalent moderne du sacre de la chevalerie. Par conséquent, on attend un niveau technique et moral élevé du détenteur de la ceinture noire, que cela soit à l'intérieur ou a l'extérieur du dōjō. Un vrai disciple reste conscient de l’exemple qu’il donne par son comportement aux autres élèves ainsi qu’à ses kōhai (juniors) après avoir accepté le grade. Un élève qui pour quelque raison que ce soit ne peut tenir sa parole doit donner sa démission et rendre son grade. C’est la conduite honorable à respecter. Ce processus commence par l’engagement entre le professeur et son élève.

Je suis passé par ce processus d’abord lors de mon apprentissage avec mes professeurs puis lorsque je suis devenu professeur moi-même. Je n’ai pas immigré pour des raisons financières. J’ai fait des choix tôt dans ma vie après avoir observé ceux qui m’entouraient. La plupart d'entre eux étaient des gens bien nantis, mais qui n’étaient jamais satisfaits de ce qu’ils avaient. Ils en voulaient toujours plus et vivaient dans la crainte constante de perdre leurs possessions. Ce n’était pas mon idéal de la qualité de la vie! J’ai suivi mon cœur et mes professeurs. Certains professeurs de mon enfance m’ont ouvert le chemin qui m’a mené à rencontrer Mochizuki Sensei. C’est grâce à cette chance et à leurs enseignements qu’il me fut possible de reconnaître son authenticité : je pus voir ce qu’il représentait et le choisis comme mon professeur.

Je ne sais rien de l’après-vie, mais une chose est certaine, c’est que ceux qui ont préparé le chemin afin de rendre notre existence possible continuent de vivre en nous. Ils avaient une vision : ils ne voyaient pas leur vie finir avec le déclin de leur corps, ils n'établissaient pas leur plan de vie dans le but de récolter le fruit de leur labeur durant leur vie. Ils ont consacré leur vie à améliorer celle de ceux qui viendraient après eux. Par conséquent, ma mission consiste à continuer et à améliorer les critères que nos prédécesseurs, ainsi que leurs prédécesseurs, ont établis pour nous. Je ne me considère pas comme un maître; ce sera aux élèves de décider lorsque leur professeur sera parti, par conséquent cela ne nous concerne nullement. Mais je crois en l’importance de préparer le chemin pour que puissent apparaître un ou plusieurs maîtres.

Pour produire un maître, trois ingrédients sont nécessaires : le talent, l’environnement et la volonté. Des élèves doués, il y en a en abondance. L’environnement existe aussi – bien qu’il faille le choisir avec prudence. Comment distingue-t-on les vrais professeurs du reste? Un élève sincère se doit de chercher un professeur sincère qui a bâti et établi un environnement authentique. Et pourtant bien que ces conditions soient présentes, peu sont ceux qui ont la volonté de faire ce qu’il faut. Dans les temps présents, c’est tout un défi de rester concentré et d’atteindre l’excellence dans un domaine particulier. Trop de distractions, trop de temps gâché dans des activités inutiles. Cependant, ceux qui resteront concentrés en dépit de toutes les tentations et de tous les obstacles deviendront les maîtres de l’avenir.

Nombreux sont les avantages d’étudier les voies martiales dans un Dōjō traditionnel. Malheureusement, au Japon, le Dōjō traditionnel est une espèce en voie de disparition en raison du coût élevé de l'acquisition et de l'entretien de l’immobilier. Le grand gymnase municipal (Shimin Taikukan/Budōkan) est devenu la norme. Il n’est plus possible d’y rester après l’entraînement, d’y préparer et de partager des repas ou d’y coucher et d’y faire des entraînements au petit matin comme était la coutume dans un Dōjō traditionnel. Dans ce nouvel environnement, chaque discipline doit rivaliser avec les autres pour les horaires les plus populaires, généralement entre 19 et 21 heures. Certaines activités peuvent aussi simultanément partager une salle (souvent de plusieurs centaines de tatami chacune). Commodité et popularité vont de pair. Cette situation entraîne une baisse du niveau de qualité et de discipline, des entraînements détendus et dénués de Kiai, la disparition des techniques avancées ou de celles qui nécessitent plus de temps d’apprentissage, une tendance à négliger les bases et à donner facilement les grades. Les élèves ne font plus le nettoyage ni l’entretien du Dōjō, autre marque de l’entraînement traditionnel : la tâche revient maintenant aux concierges pendant la matinée. Une dizaine de minutes avant 21 heures, les lumières commencent à baisser alors que l’interphone joue une musique douce du genre « Ce n’est qu’un au revoir… » Si à 21 heures on n’est pas dehors, on se retrouve dans l’obscurité.

Tout comme le Dōjō traditionnel, le professeur d’arts martiaux professionnel est aussi en voie de disparition pour faire place au moniteur à temps partiel. Certains sont tout à fait compétents et sérieux, mais avec chaque génération, on peut observer une baisse de qualité. Si on n’enseigne pas ce qu’on connait ou si on ne prend ni le temps ni les moyens de continuer à s’améliorer, que feront ceux qui viendront après? Qu’apprendront-ils? Qu’enseigneront-ils?

Chaque année, je renouvelle mon engagement de continuer et d’améliorer les principes établis et enseignés par mon professeur. Ma loyauté va au-delà de l’attachement à sa personne, mais aussi à ce qu’il représente. Le Yōseikan est un « Budō traditionnel progressif. » Par traditionnel, j’entends que l’on étudie ce que nos ancêtres ont fait afin de comprendre ce par quoi ils sont passés, puisque leurs difficultés et leur évolution nous aident à évoluer nous-mêmes. Traditionnel est différent de conventionnel, qui signifie que l’on répète ce qu’ont fait ou font les autres sans nécessairement le comprendre.

Le Yōseikan traditionnel est si riche en techniques et principes qu’il ne peut être pratiqué seul. Kaoru Sensei et moi avons enseigné à beaucoup d’élèves depuis 1977. Certains parmi nos premiers élèves sont encore actifs et enseignent. C’est une caractéristique principale du Yōseikan : élèves et enseignants ayant atteint la cinquantaine et la soixantaine et qui composent avec les difficultés physiques liées à l’âge, s’entraînent encore et enseignent. Chacun a développé une spécialité qui continue à enrichir la tradition et inspire les autres élèves. C’est grâce à la confiance que ces gens ont dans les enseignements de Mochizuki Sensei que nous avons été capables de continuer ensemble à travers défis et temps difficiles afin de maintenir la tradition du Yōseikan.

Cette année, nous allons continuer à travailler à l’amélioration de notre Kiai, de notre Zanshin (garder la présence d’esprit) et de notre précision technique.

Que cette année vous apporte à tous bonheur, santé et sécurité. Merci de votre soutien et de votre confiance continus en dépit des défis et des moments de doute que vous avez vécus sous notre enseignement. Nous ne pourrions être ici sans vous.

Mes remerciements vont aussi à madame Andréanne Jobin, élève du Dōjō de Gatineau, pour son aide avec la révision du texte français.

Avec mes salutations cordiales,

Patrick Augé

Photo de groupe de Senseï et ses étudiants au dojo de Torrance, Californie